Comment la maquette d'un livre en construction apporte un regard sur les archives institutionnelles d'un lieu de soin.
Hôpitaux universitaires de Genève, entrée principale. Juste après l’accueil, les grandes pages imprimées de la Maquette d’un livre en construction de Stanislas Amand courent sur les murs du hall d’accès en un long ruban qui se déroule le long des couloirs du rez-de-chaussée, traverse le bâtiment des consultations, puis celui des soins et se termine à l’espace Opéra, porte des soins intensifs. A moins qu’il n’y débute. Car dans le dispositif mis en place, l’ordre de lecture ainsi que le rythme continu ou saccadé n’importent peu à la construction d’une narration cohérente. Les Lettres et mails à une galeriste ont été exposées sept fois déjà à divers publics et dans une composition plus ou moins équivalente, renouvelée au fil du temps, des lettres additionnelles, et du contexte. Il s’agit ici de la dernière présentation de la maquette alors même que le livre sort de presse, et de sa première présentation dans un lieu qui ne soit pas principalement dédié à la culture.
Les affaires culturelles des HUG développent depuis dix ans un important programme de manifestations artistiques et culturelles au sein de l’environnement hospitalier universitaire : expositions, concerts, décoration des bâtiments, conférences, éditions d’ouvrages historiques et de catalogue. Cette présence de l’art dans les couloirs de l’institution anime – au sens premier de donner âme – ces lieux de soins reçus et procurés si terriblement techniques et fonctionnels. Il n’y a pas de critères définis de sélection d’œuvres qui seraient « appropriées » à un tel environnement ; il importe que l’œuvre soit sensible, réflexive et relationnelle. Le choix d'exposer la maquette d'un livre en cours d'élaboration peut de prime abord ne pas sembler évident; un tel travail conçu pour être exposé y trouve pourtant toute sa pertinence.
Il y a en effet une adéquation immédiate entre ce travail en cours, évolutif, qui fait exhibition de sa progression même, de ses remises en question comme de ses assertions, et un lieu de passage et de promenade où l’on recouvre la santé. De par sa typologie - une suite de couloirs où les patients déambulent tout au long de la journée de leur chambre à la cafétéria, d’une unité de soin à une sortie sur l’esplanade, les visiteurs vont et viennent, attendent, les soignants circulent d’un service à l’autre - ce lieu est propice à une lecture fragmentée, spontanée et plus ou moins concentrée ; il favorise ainsi la captation de bribes de texte lors de chaque passage et la construction mentale d’une histoire composée de vécu propre et de fiction mise en abîme d’un quotidien réglé par les horaires réguliers des soins, du travail, des visites ou des repas. Ce procédé et cette situation sont particulièrement propices à ce que Rancière appelle l'émancipation du spectateur, lorsque celui-ci devient un interprète actif et élabore sa propre traduction pour s'approprier les narrations proposées et construire son propre récit. Les portes d’entrée multiples et divers relais rendent l’interprétation des textes accessible à tous les publics. Bousculant ainsi les hiérarchies établies, l’artiste s’adresse aussi bien au maître qu’à l’ignorant. Ce corpus et le dispositif de présentation élaborés par Stanislas Amand se caractérisent par la présence de multiples dimensions, la rupture des genres de discours et la transgression des niveaux de lecture.
La dimension de l’espace pictural des images présentes dans le livre entre en résonance dans la dimension spatiale de l’hôpital, dimensions où cohabitent les espaces réel et virtuel. En effet si l’on se concentre dans un premier temps exclusivement sur les illustrations, la concordance formelle entre l’œuvre et le milieu dans lequel elle se présente apparaît distinctement. Les images choisies par Stanislas Amand proviennent de différentes sources – archives personnelles, archives publiques, captations d’images vidéo, instantanés, images médiatiques, etc. – et pourtant à la charnière de leur surface y oscille toujours la présence de ces deux mondes réel et virtuel, de la représentation et de l'illusion. Ainsi ces images ne relèvent pas de la surface de signes, ou de la vue, simple ouverture sur un espace en perspective livrant tout en bloc, mais de l’écran, avec les sens de filtre et de support (screen) sur lequel et autour duquel se construit l’image. Cette surface-écran est présente dans chacune des images de la maquette, dans la forme: la pâte visqueuse du Polaroïd, la trame de l’écran TV ou de la résolution vidéo, le miroir, la vitre, le verre séparant le 1er du 2e plan, le tableau, la page du roman photo, la trame offset de la reproduction, le champ (field) créé par le gros plan ; comme dans le contenu : la façade – surface architecturale par excellence. Elle est le lieu où s’inscrit le temps de l’écrit, la réflexion de l’auteur, ses textes. Le milieu hospitalier fourmille de surfaces-écrans, de la blouse du médecin à la robe de chambre du patient, des sols lisses aux surfaces synthétiques aseptisées des meubles et objets, les couloirs interminables et leurs innombrables portes, surfaces sous l’apparence desquelles une autre réalité, le monde virtuel de l'information, se joue au quotidien. Chaque porte symbolise une alternative dans le parcours du malade qui ne sait pas où il va. L’hôpital est un lieu des possibles où le quotidien monotone se révèle un devenir plein d’espoir. Ainsi le patient comme le spectateur se situe toujours entre, entre un lieu et un autre, entre un état et l’autre, dans une déambulation à la fois physique et mentale.
Si l’on considère maintenant les textes, leur nature – lettres et mails – inscrit l’ouvrage dans le genre de la correspondance, un genre de discours privé, habituellement intime, réservé aux seuls deux correspondants. Il faut noter que cette correspondance est volontairement tronquée puisque sont absentes les réponses de la destinataire concernée, la prétendue galeriste de l’artiste à laquelle il raconte ses pérégrinations, vagues à l’âme et autres incidents philosophiques du quotidien de manière, semble-t-il, toute arbitraire. Un genre qui n’est usuellement rendu public que plusieurs années après le décès des correspondants et dont l’intimité est ainsi préservée par la distance historique. Ici pourtant l’intime est révélé, exposé, voulu transparent au moment même de la conception des textes, de leur écriture ; la destinataire est volontairement et sciemment une et multiple, personnifiée et inconnue, singulière et plurielle. Il s’agit d’utiliser la forme banale, discrète, privée de la correspondance pour « balancer » volontairement un contenu exclusivement public, et même politique. Stanislas Amand joue avec sérieux sur cette double relation. Il travaille ainsi dans la rupture, la rupture d’un genre, d’une forme, d’une pratique, il y opère un acte de résistance là même où il inscrit la résistance dans l’œuvre. Cette résistance réside dans la ruse de s’infiltrer dans un genre pour le subvertir de l’intérieur et ainsi se le réapproprier. Et par là même ranimer une pratique devenue obsolète. L’hôpital est aussi un lieu de rupture entre la vie quotidienne et une vie mise entre parenthèse, interrompue par la maladie ou l’accident; c’est également le lieu ou l’individu fragilisé oscille entre l’intime et l’exposé, son corps systématiquement révélé, sondé dans ses moindres interstices.
Le lent travail du photographe et penseur Stanislas Amand fait encore acte de résistance, dans son contenu comme dans sa forme, à la culture hégémonique du divertissement de masse et propose une culture d’émancipation. Le processus de travail préconisé, prises de vue au quotidien et souvent en continu (images tirées de captures vidéo), impression en petit format, utilisation d’images d’archives ainsi que la réutilisation de ses propres images, écriture de textes et reprises de ces textes, infiltration de divers médias tel que la messagerie, le journal, exposition d’un travail en cours, non abouti, relève d'une pratique transparente qui se situe à l’opposée d’une production culturelle industrielle – dite de masse où la masse représente une homogénéité primaire bêtifiée et non une diversité plurielle pourvue d’un sens critique – telle que définie par Adorno ; une culture du grand, brillant, bruyant dont les galeries font recettes et que les musées s’empressent d’adopter, tous dépendants d’un marché implacablement international. Cet art abrutissant, Stanislas Amand y fait quelque fois allusion dans des commentaires avisés sur le milieu qu’il rencontre.
Dans ses Lettres à une galeriste, Stanislas Amand se positionne cependant aussi – indice de la brillante complexité du propos et d’une ambiguïté toute assumée – comme l’artiste contemporain paradigmatique de son temps. Il correspond par courrier électronique lors de ses nombreux déplacements avec sa galeriste dont rien ne témoigne jamais de leur réelle rencontre ; il l’invite à deux reprise, une première fois en vacances à Prague, puis à son vernissage à Lectoure, et promet de la contacter début septembre mais rien ne confirme l'une ni l'autre de ces rencontres. Qu’ils ne se soient effectivement jamais rencontrés ne compromets en rien la véracité de leurs entretiens : le scénario d’entretenir une relation professionnelle internationale strictement virtuelle, c’est à dire avec une personne bien réelle mais avec laquelle la relation serait uniquement digitale, est tout à fait vraisemblable aujourd’hui. Ce type de relation situe l’œuvre dans une époque précise, un courant (trend) particulier que l’auteur mime pour mieux le commenter.
A cette stratégie, s’ajoute l’approche postmoderne de la relecture, de la réécriture à travers le réarrangement des séquences des lettres, leur suppression, leur rajout. Une maquette est le lieu de l’utopie prototypique par excellence, où tous les possibles sont permis, un état d’être en puissance, toujours ouvert, en flux perpétuel, perfectible. Paradoxalement cette dernière présentation de la maquette coïncide avec la publication du livre, à la fois première et ultime version, objet désormais figé dans sa forme finale imprimée. Cependant et sans paradoxe, la diffusion du livre à un lectorat composé d'individus totalement indépendants les uns des autres assure ici aussi que chacune des lectures agisse comme une nouvelle recombinaison aléatoire et propre à chacun des lecteurs-destinataires. Le lecteur entre dans une correspondance sans chronologie exacte, parfois même les dates s’entremêlent, sans début connu – il n'y a pas de première lettre – et dépourvue de mot de la fin; il s'agit juste d'une découpe, d'un échantillon de correspondance, d'un morceau de vie. Ce flou est comme un fauteuil accueillant dans lequel peut s’installer le lecteur qui de simple observateur devient l'interlocuteur du dialogue proposé par l'auteur. C’est ainsi que l'absence des réponses de la galeriste laisse de manière évidente la place au lecteur d'y faire les siennes, de prendre position. Et c'est ici à nouveau qu’intervient ce « brouillage de la frontière entre ceux qui agissent et ceux qui regardent, entre individus et membres d’un corps collectif » et qu'opère le principe d'émancipation.
Il y a une fragilité qui se révèle dans la finitude même de cette liaison épistolaire, à la fois belle et menaçante, ce qui expliquerait peut-être la difficulté à mettre fin à une telle relation. Ainsi pour retourner dans le contexte hospitalier, nous pourrions imaginer sans peine l'artiste revêtir un autre rôle qui est aussi déjà le sien: celui de l'homme inquiet de son sort, face à sa fragilité, en correspondance cette fois avec son médecin. Au-delà de l’imagination, Stanislas Amand projette déjà l’écriture de cette nouvelle série de lettres lors d’une prochaine résidence à Chambéry et de ses visites à Genève.
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